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JET D’ENCRE

Cent vies et poussières - Addiction to pregnancy

Gisèle Pineau

vendredi 21 mars 2014, par Doszen

« Cent vies et poussières » de Gisèle Pineau est un livre étrange. Une histoire qui fait froid dans le dos. Entre folie douce d’une junkie de la grossesse, accumulation des désolations de la misère humaine, récit des petites mesquineries qui font basculer des vies, atmosphère angoissante faite de superstitions et surtout, sensation permanente d’être dans des têtes de fous humains.

"Et d’un coup, Gina se sentit chavirer… Voilà que ça la reprenait. Oui, sans conteste, elle l’écoutait avec la même attention, mais des bouffées d’amour montaient en elle. Voilà que ça recommençait et elle était déterminée comme une armée partant au combat. Envie de l’embrasser, de le toucher, de sentir son corps d’homme tout contre le sien… Lui donner ses tétés à manger… Envie de le sentir vibrer en elle, le visage déformé par l’effort de jouissance… Envie d’un bébé de Max Barline…"

Gisèle Pineau met en scène Gina. Ou plutôt non, elle met en scène des femmes. Des femmes de différentes générations d’une famille dont le seul fil qui semble les lier est la misère. La misère matériel, la misère morale, la misère psychologique. Gisèle Pineau nous fait voir le monde à travers le regard de Sharon, troisième enfant d’une fratrie de six… puis sept, puis huit… Le nombre d’enfant qui sorte du ventre de Gina, sa mère, semble sans fin. Sharon nous parle donc de sa mère, cette femme qui semble vivre à l’orée de la folie. Cette folie qui la met dans un état de junkie de la maternité. Gina est une droguée de la sensation que procure le fait d’être enceinte, elle est folle de petites mains de nourrisson, de leur areu-areu à l’aube de leur naissance. Puis quand vient le moment de l’autonomie, quand vient le même, honni par elle, où l’enfant marche, pleure, se fait un caractère ; Gina devient indifférence. On dirait d’elle qu’elle ressemble à une fumeuse invétérée qui ne peut supporter les effluves devenues froides de ses cigarettes fumées la vieille.

"Sans rire, elle déclara ensuite que si elle avait eu un pouvoir magique, elle aurait demandé que ses bébés ne grandissent pas. Qu’ils restent à l’état de bébés à jamais. Avec leur odeur de lait et de lotion. Avec le petit pipi et le gros caca dans la couche. Avec les areu areu ! et les risettes ! les biberons et les bouches sans dents..."

Au-delà de Gina, Sharon nous parle de son quartier. Elle nous parle de la Ravine Claire. Quartier glauquissime qui semble rassembler toute la misère de la Guadeloupe. Quartier qui broie les ainés de Sharon – Mona la junkie à vingt ans et Steevy le bad boy – et dont la malédiction semble remonter des moments les plus sombres de l’histoire de l’esclavage, de cette histoire qui, déjà, a vu se broyer les espoirs des Nèg’ Marrons.

"C’était le 21 janvier 2005. A quinze ans, Mona vivait déjà sa vie – un pied dedans et l’autre dehors, entre deux mondes – déscolarisée, déjantée, et sa mère la laissait faire, espérant que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes."

"Cent vies est poussières" c’est aussi une flopée d’histoires parallèle. La fin dramatique de la tante Vivi, les amitiés "à vie" de Phillys, les désespoirs de Izora. Et, au-delà des femmes, il y a les hommes. Il y a les plusieurs hommes pour plusieurs enfants. Il y a les hommes qui aiment, les hommes qui passent, les hommes qui fautent. Et il y a les frères Barline.

"Non, elle ne cherchait pas tant que ça un homme... Elle s’en fichait vraiment des hommes... Des bébés, elle voulait des bébés... Elle ajouta qu’elle adorait porter et mettre au monde des bébés. Non, elle n’aimait pas vraiment les grands enfants."

C’est en cela que ce livre est d’une densité folle. Il y a un nombre incalculable de destins qui se croisent, se frottent, se séparent. Une foultitude de destin aussi sombre les uns que les autres dans un environ – la Ravine clair – qui semble agir comme un trou noir pour les vies des gens.
La lecture, surtout au début, peut paraitre lente, faite de langueur et de longueur sur lesquels nous voudrions passer rapidement. Parfois l’on ne comprend pas les digressions qui partent dans tous les sens – les Barline, l’amitié entre Phyllis et Viviane, etc… – mais Gisèle Pineau sait le pourquoi de cette écriture. Gisèle Pineau sait bien que toutes digressions a pour but un final superbement amené.
« Cent vies et poussières » nous montre une écriture belle, légère et parfois extrêmement poétique. Une narration qui parfois ses traîne, se perd dans des détails qui aurait gagné à plus de concision. Mais l’histoire est tellement prenante que l’on veut savoir comment finira cette étrange Gina, ses huit gosses, ses fantômes et son quartier de la Ravine Clair, aussi glauque que ses habitants.

Je me suis demandé plusieurs fois, est-ce là un roman que seule une femme aurait pu écrire ? Je me suis posé la question. Je me la pose encore. Entrer si profondément dans la tête d’une femme accroc à la grossesse et à la fois capable de tant de détachement pour ses enfants. Un homme aurait-il pu ? Je n’en sais rien. Dans tous les cas il fallait un énorme talent de romancière pour écrire ce livre que mon cerveau n’a toujours pas déterminé si j’ai aimé ou pas. J’ai été absorbé dans ce livre, happé par cette histoire, mais je ne sais pas si je dois dire que j’ai aimé cette lecture.
Une histoire strange pour une fin tout aussi bizarre qui, pourtant, s’est voulue apparemment porteuse d’espoirs.

À lire sans aucun doute.


"Cent vies et poussières"

Gisèle Pineau

Mercure de France, Folio, 2012