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JET D’ENCRE

La disparition de Jim Sullivan - artistique du cliché

Tanguy VIEL

mercredi 21 août 2013, par Doszen

Polar soit qui bien y pense. Pourquoi cette phrase sans queue ni tête ? Parce que "La disparition de Jim Sullivan" (éditions de Minuit, 2013) me l’a mise dans le crane. "Y pense", en fait, pour être précis, car c’est bien là la clef que Tanguy VIEL utilise tout au long de son roman, il y pense.

Tanguy VIEL est un auteur de roman qui un jour s’est mis en tête d’écrire un roman à l’américaine, « Pendant longtemps j’ai moi-même écrit des livres qui se passaient en France, avec des histoires françaises et des personnages français. Mais ces dernières années, c’est vrai, j’ai fini par me dire que j’étais arrivé au bout de quelque chose, qu’après tout, mes histoires auraient aussi leur place ailleurs, par exemple en Amérique, … ». Alors, après une longue diatribe explicative du pourquoi et du comment, l’auteur décide d’écrire ce roman qui se déroulerait à Détroit « une ville internationale, une ville remplie d’asphalte et de métal rouillé », que son personnage se nommerait Dwayne KOSTER, parce que « avec ce nom-là je pouvais commencer à construire quelque chose », que son ex-femme s’appellerait Susan FRASER car il avait « remarqué cela dans les romans américains, que le personnage principal, en général, est divorcé ».
Dwayne KOSTER aurait la cinquantaine, conduirait une vielle Dodge Coronet 1969 et serait un fan de Jim Sullivan, un musicien anglais disparu dans des conditions mystérieuses, sur une route du nouveau Mexique, non encore résolues à ce jour.

« C’est la première scène de mon livre, un type arrêté dans une voiture blanche, moteur coupé dans le froid de l’hiver, où se dessinent doucement les attributs de sa vie : une bouteille de whisky sur le siège passager, des cigarettes en pagaille dans le cendrier plein, différents magazines sur la banquette arrière (une revue de pêche bien sûr, une de base-ball bien sûr), dans le coffre un exemplaire de Walden, et puis une crosse de hockey. »

Tanguy VIEL, donc, ne nous raconte pas vraiment une histoire mais il nous dit ce qu’il compte mettre dans son roman policier, pourquoi il compte mettre quoi et dans quel circonstance il a décidé de mettre quoi, quand, et où. L’auteur, en nous faisant participer à la genèse de son livre, à son élaboration, nous plonge dans l’histoire de cet homme un peu paumé, looser presque total, qui se retrouve dans un maelström d’évènements qui le pousseront vers le précipice.

« Elle, l’allumette, la lumière de la flamme qui faisait comme une arabesque dans le volume du magasin, soudain touchant le sol elle s’est multipliée par mille, traçant des lignes de feu sur la moquette rase et puis montant le long de chaque rayon comme une armée de lumière qui effaçait déjà les visages des actrices dévorées par les flammes, embrassant chaque pochette sous le regard impassible de Dwayne… »

Le roman en écriture fait penser à "La reine des pommes" de Chester HIMES, avec ce personnage du paumé complètement ahuris – beaucoup moins quand même – sur qui les évènements dégringolent mais, dans ce livre, il y est totalement pour quelque chose. Et Tanguy VIEL a le sadisme de ne jamais laisser le lecteur s’échapper dans l’histoire, de la croire déjà écrite. Sans cesse il nous rattrape et nous rappelle que nous ne sommes pas dans un livre fini mais dans un roman à écrire.

« J’ai remarqué cela aussi dans les romans américains, que toujours un des personnages principaux est professeur d’université, souvent à Yale ou à Princeton, en tous cas un nom qui résonne à travers le monde entier – quoique pour ma part j’ai mis longtemps à savoir dans quelle faculté Dwayne KOSTER enseignerait, avant de comprendre que s’il habitait à Détroit, alors il était logique qu’il ait un poste à l’université la plus proche et donc, ainsi j’ai pu me renseigner, à Ann Arbor qui est le nom d’une petite ville dans la banlieue de Détroit, laquelle est aussi une excellente université même si elle est moins prestigieuse que Berkeley ou UCLA. »

Au rythme du disque de Jim SULLIVAN, nous participons donc à l’élaboration du personnage de Dwayne KOSTER. Sa rencontre avec Susan des années plus tôt, son histoire d’amour, leur vie à dans un quartier chic de Détroit où Susan « tapait dans une balle au Country Club de Sterling Heights, avant de déménager pour Rochester Hills, qui est sans doute un peu moins chic que Sterling Heights, vu que Sterling Heights, c’est ce qui se fait de plus chic autour de Détroit. » Et surtout, Tanguy VIEL nous fait rencontrer Dwayne au moment de sa séparation d’avec Susan.

« Et comme il repensait à ça, à ça et à mille autres choses qui avaient assombri sa vie, ça faisait comme une réaction chimique qui cristallisait là, dans sa vieille Dodge blanche un peu salie par l’hiver, où sous son crâne, à la seule vision d’Alex Dennis, sourdaient des expressions beaucoup plus limpides pour le lecteur, des expressions plus violentes et plus cristallines que les enfants dehors déchiffraient sur ses lèvres, des expressions comme "fils de putes" ou "trou du cul", avec des mots qui sonnent mieux en américains comme "asshole" ou "mother fucker", le genre de mots qui laissent supposer un certain passif entre les êtres et même supposer que ce passif, à un moment ou à un autre, il faudra le liquider. »

Mais ne croyez pas que ce livre ne tourne qu’autour d’une histoire d’amour mal digérée, non, Tanguy VIEL livre un univers beaucoup plus riche que cela, beaucoup plus complexe avec même un large retour sur les origines européennes de ses personnages, revenant sur une partie de l’histoire de ceux qui ont bâti les États-Unis, sur l’édification du pays à travers certains personnages historiques.

« Je n’ai pas écrit tout ça dans mon roman. C’est seulement que j’ai dressé des portraits de mes personnages pour mieux les comprendre, y compris les personnages les plus secondaires. J’ai fait des fiches. »

Puis, évidemment, la trame romanesque apparait, tout doucement, la maitresse, une étudiante, classique du roman américain diriez-vous, pour qui son couple s’effondre, pour qui l’on quitte son foyer, et qui est responsable du drame.

« Il avait lu quelque part que les empereurs romains, quand ils revenaient d’une campagne militaire, eh bien la veille de rentrer chez eux, ils envoyaient toujours un messager pour prévenir qu’ils rentraient. Et à ton avis, disait Ralph, à ton avis pourquoi ils faisaient ça ? Ben je sais pas, a dit Dwayne, pour qu’on les reçoivent dignement ? Non, Dwayne, s’ils faisaient ça c’était pour être sûr de ne trouver personne dans le lit de leur femme. »


La lecture de ce livre a été motivée par le synopsis, un auteur qui utilise le cliché, ce qui est censé être constitutif du roman américain, pour en faire une œuvre artistique. Et je dois dire que c’est une réussite.
Tanguy VIEL parvient à nous faire rentrer dans l’histoire de Dwayne Koster tout en nous rappelant constamment que "hey, il s’agit d’un cliché !", et ça marche.
L’écriture est fluide, le récit est dynamique tout du long, même dans les parties plutôt descriptives on reste accroché au récit, sans mentionner les réflexions de l’auteur – pleines de drôlerie – qui tombent toujours au bon moment pour faire soupape quand on sent la pression du récit monter. C’est une douce frustration qui met le sourire aux lèvres.
Et ne croyez pas que les artifices artistiques prennent le pas sur l’histoire, non, Tanguy VIEL parvient tout de même à nous proposer une espèce de polar qui tient la route, avec des personnages forts auxquels il a su donner de la densité, une intrigue qui se tient, même si la chute est un peu attendue – normal, c’est un peu le principe de ce roman américain – et, au final, Tanguy VIEL offre un très bon moment de lecture, relaxant, souriant et surtout artistique.

Sautez dessus !


La disparition de Jim Sullivan

Tanguy VIEL

Editions de Minuit, 2013