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JET D’ENCRE

Trois femmes puissantes - ... plongées dans les bas-fonds masculins

Marie NDIAYE

dimanche 4 août 2013, par Doszen

La lecture de n’importe quelle œuvre peut susciter en nous des envies de sous-titre, des idées d’un titre complémentaire qui correspondrait plus à la perception du lecteur que nous sommes qu’à la vision de l’auteur ou, le plus souvent, aux idées marketing de l’éditeur. Cependant, il est rare, très rare, que l’on ne soit aussi furieusement pas d’accord avec le titre d’un livre. "Trois femmes puissantes" !? Qui ça !? Où ça !?
Marie NDIAYE nous propose trois nouvelles qui n’ont aucun lien les unes aux autres. Hormis quelques clins d’œil, des personnages qui traversent les nouvelles des uns et des autres, les trois parties sont réellement séparées et, toutes, racontent une plongée dans la mélasse de la misère humaine.

Norah est une européenne accomplie. Mère d’une petite Lucie, elle forme avec Jakob, lui-même père d’une petite Grete, une famille recomposée prototype sublimée du vingt et unième siècle. Norah s’est lancée dans un voyage vers son passé, vers ce père qui les a abandonné en Europe, elle et sa sœur à une vie faite de combast avec leur mère. Le père s’en est allé, rentré au Sénégal en enlevant Sony, le seul fils, symbole pour lui de sa postérité.
Le jour où elle reçoit l’appel du père, malgré les rancœurs et la colère envers cet homme qui n’a jamais eu d’égards envers ses filles, mettant sur un piédestal vertigineux ce fils élevé dans un cocon, le jour où, trente ans après son départ, il lui dit un simple «  j’ai besoin de toi  », ce jour-là elle plante tout et revient vers son passé.
Norah raconte son passé d’enfant ayant un père psychorigide qui mène une vie grand train dans son Sénégal natal, une mère en permanence dépressive après le rapt de son fils et qui peine à joindre les deux bouts, une sœur qui semble s’être cherché une rédemption toute sa vie, un petit frère élevé en enfant-roi, menant une vie d’oisif gâté et qui finit à Reubeuss, la prison.
"Femme puissante", Norah ne l’est pas. Elle est femme blessé en racontant ce père, indigne, dure, auteur du pire des forfaits à l’encontre de ses filles mais aussi de son fils. Femme en colère en pensant à cette mère qui a perdu un fils et s’est battue comme elle pouvait pour ses filles. Femme aux peurs incompréhensibles quand on en vient à sa relation avec Jakob. Homme quasi idéal ; père aimant, compagnon attentif, empressé mais qui a "le tort" de peser sur la liberté de Norah. A sa décharge, Jakob semble être un homme au caractère fluctuant, charmeur mais sangsue vivant aux crochets de Norah. Et elle en veut à cet homme son exubérance, sa nonchalance. Norah ne semble pas s’apercevoir qu’elle est, héritière de son père, une psychorigide que la légèreté fait peur.
« Qui ayant connu la tendresse peut de soi-même y renoncer ? ».
Dans cette première nouvelle il est plus question des hommes, du rapport de Norah aux hommes. Le piètre père et homme détestable, le nonchalant Jakob décrit en "boulet" au pied de Norah et surtout Sony, le fils, la victime intégrale de l’excès d’amour (?) et de l’orgueil paternel.

"Tout au plus pouvait-elle affirmer qu’il portait ce jour-là, qu’il portait sans doute toujours maintenant, songeait-elle, une chemise froissée et tachée d’auréoles de sueur et que son pantalon était verdi et lustré aux genoux où il pochait vilainement, soit que, trop pesant volatile, il tombât chaque fois qu’il prenait contact avec le sol, soit, songeait Norah avec une pitié un peu lasse, qu’il fût lui aussi, après tout, devenu un vieil homme négligé, indifférent ou aveugle à la malpropreté bien que gardant les habitudes d’une conventionnelle élégance, s’habillant comme il l’avait toujours fait de blanc et de beurre frais et jamais n’apparaissant fût-ce au seuil de sa maison inachevée sans avoir remonté son nœud de cravate, de quelque salon poussiéreux qu’il pût être sorti, de quelque flamboyant exténué de fleurir qu’il pût s’être envolé."



Fanta est censée être la seconde des trois femmes puissantes. Censée seulement car quand on plonge dans ce récit fait par Rudy, mari de Fanta, on est moins dans la puissance que le pathétique. Le pathétique de la vie d’un homme faible, à la psychologie défaillante, victime d’une vie qui lui échappe, d’un emploi qu’il exècre.

"Il avait passé avec sa cliente une revue générale de cette cuisine qu’il trouvait grotesque, inutile (équipée comme pour recevoir chaque jour des hôtes nombreux et délicats alors que Menotti vivait seule et, de son propre aveu, n’aimait guère préparer à manger) puisque tel était maintenant son rôle, telle était sa vie, et Menotti ne pouvait imaginer qu’il avait prétendu à un poste de professeur d’université ni qu’il s’était considéré à un moment comme un expert de la littérature du Moyen-âge car rien ne se laissait plus deviner en lui maintenant que cette belle érudition qu’il avait eue, qui doucement s’estompait, doucement ensevelie sous la cendre des tracas n’en finissant pas de se consumer."

Rudy est né au Sénégal, rentré en France après des évènements qui ont à jamais marqué sa mère, et lui, il y revient en qualité de professeur, exerçant son métier avec passion, essayant d’échapper au traumatisme d’un passé forgé par un père margoulin.

"Où se trouvait alors, s’était demandé Rudy, où pouvait bien se trouver alors l’ange gardien de l’associé de son père au moment où ce dernier lui avait roulé sur le corps après l’avoir assommé ?
Avait-il été également, cet associé, un homme impudent, trop sûr de lui, qui s’était amusé à égarer son ange, ou bien les Africains avaient-ils en général la malchance d’être mal gardés, leurs anges souffraient-ils d’incompétence et d’inertie ?"

Rudy est une victime intégrale. Victime de sa mère, omniprésente dans sa vie, qui n’a plus toute sa tête, dont ses deux enfants ont peur. Victime de sa femme, sénégalaise forte, enseignante, qu’il a déracinée et embarquée au fin fond de la campagne hexagonale pour en faire une femme au foyer, dont la vengeance, à froid, sera la froide distance et le cocufiage. Victime de ses traumatismes, de ses états dépressifs, de la relation tendue d’avec ses enfants, de ses hésitations, ses faiblesses. Il ne s’agit pas de l’histoire de la femme, Fanta, qui serait puissante, non, elle me semble mesquine, et elle subit les résultats de son choix d’épouser un occidental et de partir avec lui. Elle est aussi impitoyable de froideur que lui est pathétique.

" – Je veux juste qu’on foute la paix à ma mère.
Car il ne démordait pas de l’idée qu’on avait voulu humilier maman en griffonnant de façon obscène sur son dessin et, quoiqu’il détestât systématiquement d’en discuter, la passion appliquée avec laquelle elle rédigeait et illustrait ses messages, se donnant beaucoup de mal à livrer le meilleur de son pauvre talent le contraignait, lui semblait-il, à la défendre."



Le triptyque se termine avec Khady DEMBA. Le contre-exemple parfait de ce que serait une "femme puissante". A mon entendement.
Khady DEMBA est une ingrate intégrale. Sans nom, sans noblesse, sans dote, son mari l’a pourtant épousé au mépris des oppositions de toute sa famille. Son mari l’a assisté dans sa lutte pour avoir un enfant. Dans cette société où la valeur d’une femme n’est définie que par sa capacité à engendrer, Khady DEMBA est obnubilée par son désir d’enfant, au point de ne plus vivre que par ça, de ne plus penser que ça, ne rêver que ça.

"N’aurait-il pas été en droit de se plaindre du peu d’égards avec lequel, la nuit, elle l’attirait à elle ou le repoussait selon ce qu’elle pensait que la semence de son mari serait utile ou inutile à cette période, du peu de précautions qu’elle prenait pour lui signifier qu’elle ne voulait pas, si le moment était infécond, faire l’amour avec lui, comme si un tel déploiement de vaine énergie pouvait nuire au seul dessein qu’elle avait alors, comme si la semence de son mari constituait une réserve unique, précieuse, dont elle était la gardienne et dans laquelle il ne fallait en aucun cas puiser pour le plaisir, le seul plaisir ?"

Puis, ce mari décède. Et là commence la dégringolade. Khadi DEMBA n’a nulle part où aller, nul parentèle qui pourrait la prendre en charge, et elle n’a jamais été en odeur de sainteté auprès de sa belle-fille qui se fait une joie alors de la martyriser, de l’avilir plus bas que terre comme pour lui faire payer l’indépendance d’esprit qu’avait son défunt mari. Khady DEMBA apprend alors à subir, à baisser la tête, à prendre sur elle. Elle n’est plus que robot qui obéit, prend les coups, physiques et moraux, prend les insultes. Elle a déconnecté son esprit et s’est réfugié au centre d’elle-même.

"De sorte que, lorsqu’elle se retrouva dans une belle-famille qui ne pouvait lui pardonner de n’avoir aucun appui, aucune dot et qui la méprisait ouvertement et avec rage de n’avoir jamais conçu, elle accepta de devenir une pauvre chose, de s’effacer, de ne plus nourrir que de vagues pensées impersonnelles, des rêves inconsistants et blanchâtres à l’abri desquels elle vaquait d’un pas trainant, mécanique, indifférente à elle-même et, croyait-elle, ne souffrant guère."

Quand la belle-famille, lasse de lui donner même ce presque rien qu’elle prend, lui impose le destin d’immigrée, là encore, elle subit la décision prise par d’autres. Celle d’être confiée à des passeurs, de tenter la traversée de la méditerranée par bateau, à travers le désert et la soif. D’y rencontrer un gamin, Lamine, qui la prend sous en aile, qui tente de jouer les preux chevaliers avant que la réalité de la misère ne le transforme en macro, en escroc. Et tout cela Khadi DEMBA subit, tombe toujours plus bas dans son destin sans pitié, trainé par la volonté des autres. Puis vinrent les grilles électrifiées qui mènent à l’Eldorado, puis vint la fin du voyage, ou le commencement d’un autre, et là, à cet ultime instant Khady DEMBA décide pour sa vie, décide pour elle-même, refusant de laisser aux autres les honneurs du choix de vie ou de morts.

"Et comme, de surcroit, elle éprouvait une grande faim, elle souhaita ardemment d’acquérir bientôt un corps insensible, minéral, sans désir ni besoins, qui ne fût qu’un outil au service d’une intention dont elle ignorait encore tout mais comprenait qu’elle serait bien forcée d’en trouver la nature."


Ce roman n’est pas une histoire de femmes puissantes. Bien sûr, il y a ces allégories qui mettent en scène ces oiseaux censés introduire une puissance-mystico-mystérieuse, protectrice de ces femmes. Prétexte, et cela est trop évident. Ces "entrées magiques" n’apportent absolument rien à la densité de ces vies déprimantes, elles n’enrichissent pas ces personnages dont la petitesse est brossé de façon magistral.
Alors pourquoi puissantes ?
Norah qui arrive à se sortir en femme accompli des choix méprisants de son père ? Non, car elle traine en traine les séquelles dans sa vie de femme.
Fanta, qui fait payer à Rudy, par le silence, les renoncements qu’elle a dû faire pour le suivre ? Ou la mère de celui-ci et la mainmise qu’elle a sur son fils ? Non, ici c’est Rudy qui nous parait pathétiquement faible, le père le responsable, les femmes n’y ayant qu’une part marginale.
Khady DEMBA ? Insatisfaite, victime intégrale ? Peut-être, par le fait qu’à l’ultime moment elle s’est révélée.

Puissance ou pas, la lecture de ces trois destins s’est avérée agréable. L’écriture de Marie NDIAYE est magnifique de maitrise technique. Le verbe chez cet auteur a du volume, de la densité, même si l’on peut parfois regretter à certains moments un sentiment de "trop", de manque de simplicité. La seconde nouvelle particulièrement parfois s’embourbe et patauge dans du verbiage alors que c’est l’histoire dont – personnellement – la justesse scotche le plus le lecteur.
De très belles histoires servis par une écriture belle et maitrisée font de ce livre une très belle découverte.


Trois femmes puissantes

Marie NDIAYE

Editions Gallimard, 2009 (version Folio, 2011)