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Jet d’encre

Une si longue lettre - ... Le féminisme en mode épistolaire

Mariama Ba

jeudi 28 février 2013, par Doszen

Les classiques. Ce n’est que lorsque l’on en lit un que l’on comprend son classement dans la prestigieuse famille des "classiques". Bien que "classique" doive, évidemment, être conçu à travers les lunettes teintées de la culture de chacun. Mais ceci est un autre débat.
Les classiques, disais-je donc, ont comme principaux points communs celui de l’intemporalité, mais aussi celui de nous donner le sentiment d’une prescience que l’auteur aurait eu. Une sorte de magie. De sorcellerie. Dès les premières lignes de "Une si longue lettre", de l’immense Mariama Ba, nous savons que ce livre entre, aussi aisément qu’un chameau dans le chas d’une aiguille, dans la catégorie de monuments littéraires.

« Ton existence dans ma vie n’est point un hasard. Nos grands-mères dont les concessions étaient séparées par une tapade échangeaient journellement des messages. Nos mères se disputaient la garde de nos oncles et tantes. Nous, nous avons usé nos pagnes et sandales sur le même chemin caillouteux de lécole coranique. Nous avons enfoui, dans les mêmes trous, nos dents de lait, en implorant la Fée-souris de nous les restituer plus belles. »

Ramatoulaye vient de perdre son mari. Modou est mort loin de sa femme, sa première femme, celle choisi par amour, en faisant fi d’une famille qui ne veut pas rentrer dans la modernité, une famille qui voit ce mariage entre deux personnes de clans différents comme une insulte aux traditions.
Rama écrit sa si longue lettre à Aïssatou, son amie de cœur. Celle dont le destin a semblé suivre, pendant longtemps, un chemin similaire. Mariage d’amour, pour les deux, des maris moderne et en révolte contre les mariages imposés traditionnels, pour les deux, des années de bonheur conjugale, pour les deux, des succès professionnels encouragés par des maris modernes, pour les deux.
Puis, patatras. Les belles mécaniques qui se déglinguent.
Mawdo Bâ d’abord. Le mari d’Aïssatou, qui sous les coups de boutoir de sa mère succombe aux "impératifs de la culture et choisi de prendre la seconde épouse imposée par la famille.

« (la mère de Mawdo Bâ)... Elle perdit tôt un mari cher, éleva courageusement son aîné Mawdo et deux autres filles, aujourd’hui mariées et… bien mariées. Elle vouait une affection de tigresse à son "seul homme", Mawdo Bâ, et quand elle jurait sur le nez, symbole de la vie, de son "seul homme", elle avait tout dit. »

A la vie dans la rage et l’aigreur qu’aurait été, pour elle, une vie polygamique, Aïssatou choisi la rupture, radicale, définitive. Elle est professeur des universités, avec ces seuls enfants pour bagage elle quitte la quiétude financière de son foyer pour une vie de bagarre qui s’ouvre positivement sur une carrière aux États-Unis. Le choix de la liberté, le choix d’une vie sans concession, même à celui qu’elle aime réellement. Mawdo Bâ, lui, tournera mal. Car la leçon d’Aïssatou n’est pas seulement celle d’une femme qui résiste aux travers d’une tradition qui, à son regard, l’a avilit elle mais aussi sa jeune rivale, mouton sacrifié sur l’hôtel de l’ambition de sa belle-mère. Non, la leçon d’Aïssatou, c’est aussi celle de la faiblesse d’un homme qui laisse s’échapper celle qu’il aime et qui, en choisissant de baisser les armes face à sa mère, s’est choisi une mort lente et douloureuse, par absorption quotidiennes de couleuvres cyanurées. Le choix de Mawdo Bâ n’était pas celui de l’amour.

« Et parce que sa mère avait pris date pour la nuit nuptiale, Mawdo eut enfin le courage de te dire ce que chaque femme chuchotait : tu avais une co-épouse. "Ma mère est vieille. Les chocs de la vie et les déceptions ont rendu son cœur fragile. Si je méprise cette enfant, elle mourra. C’est le médecin qui parle, non le fils. Pense donc, la fille de son frère, élevée par ses soins, rejetée par son fils. Quelle honte devant la société !" »

Modou Fall ensuite. Le jeune homme droit et plein de principe n’a même pas la "justification" de s’être vu imposer une femme. Pas du tout. Lui, il a fait le mouton, il a brouté là où il était attaché et a jeté l’opprobre sur sa femme, ses enfants, en jetant son dévolu sur une gamine. Faire d’une enfant sa femme a des conséquences. Soit c’est l’enfant que l’on fait "grandir", soit c’est l’homme qui retourne en enfance. Il n’y eut pas de miracle avec Modou Fall. Il retourna en enfance.

« Je ne ris plus des réticences de ma mère à ton égard, car une mère sent d’instinct où se trouve le bonheur de son enfant. Je ne ris plus en pensant qu’elle te trouvait trop beau, trop poli, trop parfait pour un homme. Elle parlait souvent de la séparation voyante de tes deux premières incisives supérieures, signe de primauté de la sensualité en l’individu. »

Peut-être une analyse psychologique poussée de cet homme eut été révélateur de bien des maux. La peur de mort face aux temps qui passe, la honte et le refus d’assumer ses choix ou la simple faiblesse de la chair et le refus de faire marche arrière devant d’évidentes erreurs ?
Toujours est-il que Modou Fall s’est enfoncé dans l’erreur. Adieu toi, la femme avec laquelle j’ai gravi les montagnes de la vie, adieu, vous mes enfants, témoins effarés de mes turpitudes. Modou Fall, du jour où il prit une seconde épouse, sans avoir même le courage de prévenir Rama, a débuté la chute de sa famille.

« Belle, enjouée, bon cœur, intelligente, Binetou, qui avait accès a beaucoup de famille aisées où évoluaient ses amies, avait une conscience aiguë de ce qu’elle immolait dans son mariage. Victime, elle se voulait oppresseur. Exilée dans le monde des adultes qui n’était pas le sien, elle voulait sa prison dorée. Exigeante, elle tourmentait. Vendue, elle élevait chaque jour sa valeur. Ses renoncements, qui étaient jadis la sève de sa vie et qu’elle énumérait avec amertume, Modou s’exténuait à satisfaire. »

Courage ou lâcheté ? A la différence d’Aisatou, Rama choisi de s’accrocher à son homme. Elle choisit, désespérément de garder la tête haute, de rester dans son foyer. Dans l’espoir de voir son homme lui revenir un jour ? Surement, quelque part. C’est surement cela qui lui donne le courage de faire face à ceux qui voient dans son abnégation une déchéance, c’est surement cet amour qui ne veut pas mourir qui lui donne le courage de lutter avec ses enfants pour se faire une vie son homme, sans père.

« Je m’appliquais à endiguer mon remous intérieur. Surtout, ne pas donner à mes visiteurs la satisfaction de raconter mon désarroi. Sourire, prendre l’évènement à la légère, comme ils l’ont annoncé. Les remercier de la façon humaine dont ils ont accompli leur mission. Renvoyer les remerciements à Modou, "bon père et bon époux", "un mari devenu un ami". Remercier ma belle-famille, l’imam, Mawdo. Sourire. »

Et même quand la mort du mari vient, la femme n’en est pas délivrée d’autant. Les charognes qui se parent des oripeaux de la tradition fondent sur la veuve, la réclamant elle, corps et biens, pour s’acheter un rachat à leurs vies ratées. Les amours du passé qui ressurgissent, brandissant la douceur d’une vie à vivre dans le pragmatisme ; aisance financière, amour unilatérale prêt à n’accepter en retour qu’une tendre amitié. Et c’est là que Ramatoulaye, à l’image de son amie-sœur Aïssatou, fait le choix de la modernité et revendique sa liberté de croire en une vie à venir dans l’amour et refuse les concessions du "choix raisonnable".

« Partir ? Recommencer à zéro, après avoir vécu vingt-cinq ans avec un homme, après avoir mis au monde douze enfants ? Avais-je assez de force pour supporter seule le poids de cette responsabilité à la fois morale et matérielle ? »

Ce, petit, livre est tellement rempli de leçon de vie qu’il pourrait être trituré dans tous les sens, pendant des années, et toujours donner du jus de cerveau. Ce livre puissant parle de liberté, du choix, de faiblesse, de couardise, de trahison, de rébellion et par-dessus tout, d’amour. Un incontournable, non seulement par la densité de son propos, mais surtout par la fluidité de l’écriture de Mariama Ba, sa maîtrise parfaite de la science du récit, sans fioriture, sans lourdeur, avec les – beaux – mots au service du propos.
Ce livre, plus que tout autre discours, est l’un des livres les plus engagés de la littérature des AfriqueS. Engagés pour les femmes qui se révèlent et lèvent le poids contre les lourdeurs des sociétés machistes. Pour les hommes qui en leurs femmes trouvent des partenaires du combat pour la vie. Pour les enfants, femmes et hommes de la génération d’après, soumis aux diktats culturels sans avoir voix au chapitre auxquelles une voie est montrée. Pour les générations antérieures auxquelles les filles implorent le choix de la révolution culturelle.
Mariama Ba écrit une longue lettre de femmes engagées et nous offre ce roman en héritage. Quel honneur.

Un autre très bel avis sur ce livre : Jean-Claude Kangomba – http://www.cec-ong.be/index.php?option=com_content&task=view&id=58


"Une si longue lettre"

Mariama Ba

Éditions Serpent à Plumes – 164 pages