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Le sans-faff

Vie de sans papier... vous croyez que c’est la fête ?

dimanche 2 septembre 2007, par Dridjo

Deux ans sans papiers à essayer de me fondre dans la foule ; de me rendre invisible. La France de Versailles, du Louvres n’est pas la mienne. Trop de blancs. Impossible de passer inaperçu avec tous ces regards qui semblent percer votre secret : un noir en situation irrégulière.

Les flics grouillent. Il doit bien y avoir une dizaine de véhicules de police. Ils sont en nombre pour le ratissage. Je ne pensais pas qu’une gare d’une banlieue aussi tranquille puisse être la cible d’une opération de contrôle d’identité géant. On n’est plus en sécurité nulle part !
Mon coeur bat si fort que j’ai l’impression qu’il veut prendre la poudre d’escampette sans attendre ma poitrine. Heureusement que la vie de traquée m’a fournie des réflexes de survie. De très loin j’ai aperçu l’effervescence autour de la gare. Le coup d’oeil du fantassin comme dirait l’autre. Machinalement j’ai détourné mes pas et je me suis engouffré dans ce bar-tabac. Ça a du bon d’être un esclave du cartel des cigarettiers ; on peut ainsi passer pour un simple client qui a brusquement changé son itinéraire pour s’acheter sa dose de Marlboro light . Non, cette fois ci je prends des fortes. J’ai besoin de me donner du courage pour sortir de mon abris provisoire.

Bon, faut que j’y aille. Tant pis pour mon rendez-vous, tonton Guy attendra une prochaine fois pour les papiers.
Je sors du bar-tabac et mon coeur recommence son tintamarre. Ma poitrine se serre. J’espère qu’aucun flic n’a remarqué que je rebroussais chemin. C’est dans des moments comme ça que je me demande ce que je fais dans ce pays. Prisonnier de ma peur, peur permanente. Personne ne me croirait au pays si je leur disais combien la crainte habite mon coeur en continue depuis 2 ans.
Deux ans sans papiers à essayer de me fondre dans la foule ; de me rendre invisible. La France de Versailles, du Louvres n’est pas la mienne. Trop de blancs. Impossible de passer inaperçu avec tous ces regards qui semblent percer votre secret : un noir en situation irrégulière.

J’essaie de marcher sans trop presser le pas. Il ne s’agit pas d’attirer l’attention sur moi. Ici je ne pourrais pas profiter de la cavalcade de dizaine de personnes qui survient quand la BAC fait une descente à Château-rouge. Encore un lieu connu de tous les sans-faffs que j’évite comme la peste. Trop de risques de ratissage. J’ai pourtant l’envie, parfois, qui m’incite à me laisser attraper pour en finir avec la peur. Mais je ne peux pas me le permettre.
Comment expliquer à mon oncle que les 3000 euros qu’il a grillé pour me faire venir ici n’ont servi qu’à nourrir un diplomate véreux. Lui qui a tout tenté pour me faire entendre raison. Formation de mécano, de menuisier ; un fond pour démarrer un commerce. Rien n’y a fait. Dans ma tête l’Eldorado européen était déjà trop bien implanté. Alors rentrer comme ça, sans avoir rien réussi, impossible ! Je suis aussi prisonnier de ma promesse de « percer » que de cette vie digne d’un évadé d’Alcatraz.

Une voiture de flic me dépasse et ralentie. Je croyais qu’ils se limitaient aux abords de la gare ! Ils s’arrêtent 50m devant moi. Impossible de fuir. Autour de moi aucun endroit où se cacher. Tourbillon dans mon cerveau, je me sens vaciller. Il faut absolument que je domine cette angoisse qui me tord les entrailles. J’ai envie de chier !
Voilà, la routine. Avec un regard inquisiteur qui semble me trifouiller l’intérieur, le plus grand des flics me lance un courtois « bonjour monsieur ». Je ne me contrôle plus. « Vos papiers d’identité s’il-vous plaît ». Mon esprit se déconnecte, mon cerveau n’agit plus que par réflexe. Ma main descend vers ma sacoche, la fouille et en ressort avec un dossier sous chemise papier. J’en sors une carte de séjour de 10 ans. Bien visible, pendent la verte carte de sécurité sociale et des fiches de paie. Je m’entend dire à mes vis-à-vis : « excusez mon désordre, je sors de chez ADECCO et je n’ai pas pris de le temps de ranger mes documents dans mon sac » .
Quel calme dans ma voix ! Quel détachement. Je n’arrive pas à croire que ces mots sortent de ma bouche alors que mon esprit est tétanisé par la peur.
Ils scrutent mes papiers. Je reste stoïque. Le regard serein du bouddha ne pourrait rivaliser avec le mien en ce moment. Ma cousine me dit toujours que mes lunettes me donnent un air intello et honnête. Pour l’instant dans mon regard la seule chose qu’on pourrait y lire c’est « Île de la cité, paris IVe ». L’adresse du centre de rétention qui me vient spontanément en tête. Je vais être la honte de ma famille quand je serais au bled.

« Merci monsieur. Vous pouvez continuer votre route. Bonne journée ».
Ça n’a durée que quelques secondes. Une éternité. Mes cours sur la relativité me reviennent. Mes profs croyaient que jamais je ne comprendrais le concept physique. Ils avaient tord.
Il y a une demie heure ; une éternité ; mon cousin me donnait ses papiers pour que j’aille bosser. Je me suis dégotté une courte mission où les patrons ne sont pas trop regardant sur les papiers. Ils préfèrent ne pas savoir que 50% de leurs manutentionnaires utilisent des identités frauduleuses.
Ces flics là n’auraient jamais dû avoir ce genre de scrupules. Ma cousine aurait-elle raison sur mes lunettes ? Ou es-ce simplement la présence des feuilles de paie qui a poussée les schmitts à ne pas trop s’attarder sur la photo qu’il y a sur la carte. Lors de ma première utilisation de la « carte 12-25 » de mon cousin j’avais pu vérifier ce qu’on dit. Les blancs voient les noirs comme les noirs voient les asiats : ils ont tous la même tête.

J’ai repris mon chemin, tranquille. Je tire une bouffée de mon Marlboro à moitié consumé. La fumée qui gonfle mes poumons n’a jamais eu une saveur aussi exquise. Les flics devraient regarder plus souvent « Profiler ». Ils auraient ainsi pu mettre fin à cette vie. Cette vie de sans-faff qui me tue à petit feu.

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